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Jeûne et confession (suite)

 

Cette chute consiste en ce que Dieu, qui nous a offert la co-responsabilité de la Création, nous a laissés libres de la gérer, soit en offrande et en action de grâce avec Lui et pour Lui, soit de se l’approprier. Le verset  « Vous serez comme des dieux », séduction, tentation orgueilleuse est le point de départ de la chute. Il suggère: « Regardez comme tout cela est bon et beau », ce que Dieu dit Lui-même. Mais le Tentateur ajoute : « Regarde comme c’est bon : prends-le ». L’homme a été placé dans une situation de liberté qui lui a permis de s’imaginer qu’il allait pouvoir s’auto déterminer et s’auto contrôler, vivre par lui-même,  pour lui-même.   

 

La première conséquence est la séparation d’avec Dieu qui va entraîner la séparation, et tous ses dérivés - division, dislocation, dispute…-  de l’homme par rapport à Dieu et à toute la Création et ses composants. L’autre nom du Tentateur est le Diable, « diabolos » - « diviseur », par opposition à  symbolos qui « unit ». L’exercice egocentrique de la liberté a conduit l’homme, le genre humain, à la séparation.

On peut examiner les deux niveaux de cette séparation-dislocation : le premier est la séparation d’avec Dieu qui va conduire à la mort. Le second est celui de la séparation des uns par rapport aux autres et par rapport à l’environnement.

 

Il n’est pas inutile de préciser ici quelques points. Première question : de quelle mort s’agit-il, physique, spirituelle ? Il s’agit de toute mort. Car selon notre foi, la mort physique ne fait pas partie de la Création. Lorsque nous proclamons que le Christ est « vainqueur de la mort », nous affirmons qu’Il est vainqueur de toute mort, car toute mort, ontologiquement est une conséquence de l’autodetermination, de la corruption. La mort est cette séparation ultime, source d’angoisse, de toute angoisse, de toute crainte, de toute appréhension. (La psychanalyse moderne ne fait que rejoindre ici, ou redécouvrir la spiritualité fondamentale.) L’angoisse est à son tour source de toute tension et de toute agression. La mort apparaît donc dans la Création du fait de la séparation, de la chute, de la révolte. Comme le rappelle entre autre  le canon eucharistique de saint Basile : « par la faute d’un seul, la mort est entrée dans le monde ». Mais à la différence de l’approche occidentale, la patristique byzantine suggère que cette mort devient elle-même cause du péché dans la mesure où l’angoisse de la mort conduit au péché lui-même.

 

Ici se pose la question de l’ « hérédité adamique » : de quoi chacun de nous est- il personnellement l’héritier ? Héritons-nous de la responsabilité de la chute, ou de sa conséquence ? Sans accentuer exagérément les différences spirituelles sur ce point entre Orient et Occident chrétiens, il est nécessaire de préciser que contrairement à la grande tradition augustinienne qui suggère que nous héritons de la cause et de la responsabilité de la chute, la tradition orthodoxe affirme que nous n’héritons que de la conséquence de la chute, du péché, c'est-à-dire de la mort.

 

La nuance n’est pas négligeable car va rejaillir partiellement sur la perception du péché, de sa nature et de son « traitement » ou de sa guérison. S’insère ici la notion de culpabilité. La pensée byzantine n’a pas généré le principe de la culpabilité de la chute. La question du péché et du repentir sera donc traitée différemment en Orient et en Occident. Le péché en Orient, c’est l’essence, c’est la condition initiale de chacun. L’Occident, quant à lui, privilégie l’extériorisation, l’acte pour lui-même. Ainsi va-t-il développer le principe d’expiation quasi mathématique - un certain nombre de prières pour un acte donné – lorsque  va concentrer toute sa démarche sur la prise de conscience de la nature humaine « corrompue » : « Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi, pécheur (c'est-à-dire de ma nature pécheresse)».

 

L’autre grande séparation est celle de l’homme par rapport à son environnement, c'est-à-dire toutes les dislocations dans l’ordre relationnel, humain d’abord mais aussi écologique. A partir de la chute, l’homme ne sait plus être en relation ni avec la Création, ni avec le frère, la sœur, la femme ou l’homme. Il ne sait plus être en communion. La chute, c’est aussi la rupture de communion. Comme le suggère le livre de la Genèse : la première conséquence est l’affrontement entre l’homme et la femme. Toutes les cultures connaissent cet affrontement entre masculin et féminin, que l’on mettra beaucoup plus tard sur le compte d’une série d’infrastructures et d’explications sociologiques. Partons de notre axiome : ève rejette la responsabilité sur l’homme et l’homme sur Dieu (« C’est Toi qui l’as mise à côté de moi »). Et c’est la discorde. Puis c’est Caïn et Abel, le meurtre fratricide par jalousie. Toute la souffrance de notre vie n’est que ce drame de la rupture de la relation d’acceptation de l’autre, de l’amour non possessif ni fusionnel mais celui  de la communion. La rupture d’acceptation de l’autre se traduit nécessairement par l’affrontement.

 

Derrière le  « Vous serez comme des dieux », chacun va se penser « dieu » tout seul, donc contre tous les autres qui se pensent également « dieu ». Il y a multiplication et non plus unité et chacun devient un mini dieu - centre du monde. C’est l’ego avec, pour nom générique, l’orgueil. L’orgueil est presque un des noms du démon lui-même. C’est un nom, un mot qui provoque généralement une réaction intime, profonde et vive : « et toi qui es-tu pour parler d’orgueil, pour prononcer le mot ». L’orgueil se décline ensuite en égocentrisme, égoïsme, narcissisme et amour propre…., c'est-à-dire dans tous les cas « je m’aime » et non pas « j’aime l’autre, le prochain ». Tout se transforme en attitude de possession et de domination. Toute possession vise à la domination et réciproquement. C’est une tension permanente. Peut-on imaginer un seul instant ce que serait la vie, et l’histoire si l’on arrivait à surmonter cette donnée ? Les diverses philosophies et autres doctrines psychologiques et sociologiques ne font que diluer le problème. Pour la spiritualité orthodoxe, c’est la toile de fond sur laquelle s’élabore et se construit la démarche du repentir.

 

Le repentir, traduction du grec metanoïa, est ce « retournement », ce changement d’orientation, de voie, par rapport à « moi-ego ». Au lieu de percevoir le monde vers moi, je suis supposé le percevoir vers l’extérieur, le voir et non pas le prendre ; une sorte de « perspective inversée » . Dans le premier cas, je suis « égocentré », dans l’autre je suis « en communion ». C’est la raison pour laquelle l’icône présente une perspective inversée : c’est une metanoïa. Celui qui est sur l’icône regarde vers l’extérieur et non pas vers lui-même. Le Seigneur vient dans le monde, ce monde corrompu, de la chute, pour prendre sur lui cette condition effrayante de la dislocation, de la séparation, de la rupture de communion. Il assume toute la nature humaine sauf le péché lui-même, parce que Lui n’est pas divisé. Il ne prend pas sur lui la conséquence de la chute qu’est la division. Lorsqu’il est demandé au possédé de Gennésareth quel est son nom, il répond : « Je suis Légion », ce qui signifie « Je suis tiraillé dans tous les sens ». À l’inverse, le Christ, le nouvel Adam, est l’Un, l’intégrité parfaite, l’unité parfaite malgré ses deux natures et ses deux volontés car celles-ci sont unies et non pas autonomes, disloquées. L’une se soumet à l’autre. Par conséquent toute notre perspective de metanoïa est supposée s’inscrire dans cette unité du Christ, dans cette réunification en Christ, dans cette réintégration de nous-mêmes. « Tu nous as offert le repentir comme voie de Salut », dit la liturgie de saint Jean Chrysostome.

 

Le contre-pied de ce « je suis dieu », si je veux bien accepter ma réunification vers le Seigneur, de me retourner vers Lui, vers son unité, est l’humilité. Le contre-pied de l’ego, de l’orgueil est l’humilité. C’est psychologiquement et même culturellement difficile.

En français, certains dérivés du mot « humilité » peuvent poser problème. « Humiliation », par exemple, contient une idée d’abaissement qui ne doit pas être. Le Seigneur ne nous demande pas de nous «écraser », au contraire Il nous rend notre dignité véritable, ontologique, celle qui est l’icône et la ressemblance mais pour qu’elle puisse être restaurée, nous devons nous tourner vers Lui.

L’humilité s’inscrit dans le contexte énoncé par Jean-Baptiste : « Repentez-vous, car le Royaume des cieux est proche », qui signifie : « tournez vous vers Celui qui vient ». Le Christ Lui-même vient nous rendre le Royaume des cieux, Il vient nous offrir cette réconciliation, Il vient briser la division. Notons qu’il ne suffit pas de dire : « je suis humble » pour l’être, car là s’insinue au contraire l’orgueil d’un degré supérieur : « l’orgueil de l’humilité »,  la fausse humilité du Pharisien, qui se glorifie lui-même d’être humble. Pour cette raison  l’enseignement de la période du pré carême commence par la parabole « du Publicain et du Pharisien ». Le Pharisien fait tout bien, respecte tout, mais parce qu’il en est content,  tout bascule. Nous n’avons pas le droit à cette auto satisfaction qui nous renvoie à l’autodétermination.

 

Jeûne et confession sont donc les deux supports du repentir qui nous sont offerts par le Seigneur Lui-même du fait de la corruption et de notre condition de faiblesse qui en résulte. Tous deux sont scripturaires. Mais soulignons que ni le jeûne ni la confession ne sont magiques, car selon la manière dont on les aborde, ils peuvent  être déviés et devenir eux-mêmes source d’égocentrisme, négation de la  metanoïa. La première condition pour aborder correctement le jeûne et la confession est donc la prise de conscience de l’évidence de la nécessité de la metanoïa. Tel est sans doute le sens et l’enseignement notamment de la parabole des dix vierges.

 

Le premier sens du jeûne est alimentaire. Rappelons que toutes les grandes religions en ont adopté le principe. Le jeûne est non pas une autodétermination, mais une autolimitation de ce qui est chez moi, par nature, l’ «appréhension ». Peut-être la première « appréhension » est d’ordre alimentaire : il faut que je nourrisse mon ego. Mais il est aussi de plus en plus légitime d’évoquer, comme cela a été très largement proposé par plusieurs  théologiens, (peut-être faudrait-il d’ailleurs dire des « pères de l’Eglise ») du XXème siècle, que nous devrions aussi penser de manière beaucoup plus large à un jeûne de tous les sens : de la parole, de la vue, de l’ouïe, puisque l’Evangile nous rappelle que c’est ce qui sort de la bouche qui est impur, et non pas ce qui y entre, car ce qui sort de la bouche est ce qui vient du cœur. Toutes ces autolimitations ont leur place mais n’ont de sens que dans la perspective de la métanoïa .Tous les régimes, alimentaires et autres, toutes les disciplines ne sont pas mauvaises en soi, mais peuvent revêtir un sens différent : comme hygiène, ces disciplines peuvent être fondamentalement égocentriques et narcissiques ; on peut « alimenter son corps » par une discipline physique. Peuvent se glisser aussi des démarches obsessionnelles, telle l’anorexie qui n’ont rien de spirituel.

 

Le jeûne prend aussi une place dans la relation au prochain, au monde, dans une perspective communautaire. Il sera alors le support de la souhaitable sinon nécessaire dimension spirituelle de la mondialisation , de toute évidence inéluctable et irréversible. Cette approche  est en train d’apparaître et de se développer. Peut-être ne s’agit-il que d’une re-découverte de ce qu’avait saisi le monachisme dont la démarche s’inscrit depuis toujours dans une perspective mondialiste, cosmique même. (Le moine se retire du monde pour porter le monde dans sa prière soutenue par l’ascèse, notamment le jeûne.) Il y a un mystère relationnel global à la Création. C’est la place de toute démarche spirituelle qui s’inscrit dans cette démarche globale d’autolimitation, qui a un effet dans le monde et sur le monde, comme la prière. Le jeûneur ne « travaille » pas qu’à son salut individuel mais son jeûne personnel reste en relation avec le monde. Il est assez frappant de constater que les nouvelles générations paraissent sensibles à cette dimension.

 

La confession intervient également comme un support du repentir. Fondée scripturairement (épître de Jacques) elle ne doit pas être assimilée au repentir proprement dit; elle en est l’expression conscientisée. Repentir et confession ne sont pas équivalents. La confession aide à cet effort sur soi-même préalable au retournement ; cet effort sur mon « ego » et sur mon orgueil. La confession juste est sans doute, avec la prière, l’un des actes les plus difficiles pour l’être humain. La prière nécessite cette position de metanoïa qui permet de se tourner vers le Seigneur en renonçant ne serait-ce que momentanément à soi. Ce seul mouvement d’ouverture est le début de l’effort, si toutefois la prière est juste. La confession suppose cette même violence à soi, à sa « nature corrompue ». Devant la difficulté, tous les alibis et justifications sont les bienvenus pour s’y soustraire : stress, manque de temps etc. ; ceux-là même qui sont avancés pour échapper à l’invitation au repas nuptial [ ………]. Peut s’ajouter une échappatoire plus subtile dont il est aisé de se convaincre : « je n’ai besoin de personne pour me confesser, pas d’intermédiaire entre Dieu et moi». Si justement car la plus grande difficulté provient de l’ «amour propre », ce dérivé de l’orgueil qui n’entre en action qu’en présence d’un témoin humain, visible.

 

La seule référence scripturaire canonique sur la confession est celle de l’épître de Jacques : « Confessez-vous les uns aux autres ». Il semblerait qu’il y ait eu dans l’église primitive une tentative de confession communautaire, chacun se confessant à haute voix devant l’assemblée. Mais s’il est vrai que la démarche supposait un courage considérable de la part du confessé, il en fallait aussi un de la part de la communauté qui devait parfois entendre des aveux sans doute difficiles à supporter et surtout à pardonner.  C’est ainsi que la confession est devenue ce qu’elle est maintenant et depuis longtemps : devant le prêtre, témoin de l’Eglise, de l’assemblée et non témoin du Christ, car le Christ, Lui, en effet n’a pas besoin de témoin. Le prêtre n’est pas le Christ ni à ce moment-là ni à aucun autre moment. C’est au nom de l’assemblée qu’il reçoit la confession et qu’il invoque l’Esprit Saint. C’est une épiclèse, comme pour tous les sacrements. Il invoque le pardon du Christ : « pardonne lui tous ses péchés volontaires, accorde lui l’absolution …… »  Lui-même n’a aucun « pouvoir » de pardonner. (rappel et précision utiles pour les confessés et peut-être pour certains confesseurs ; par pédagogie, le confesseur peut tout au plus choisir de prononcer ou non la prière d’absolution venant du Christ, en expliquant sa démarche,  car le prêtre représente la communauté dans laquelle tout péché réintroduit la dislocation. Tout péché dans l’église réactualise la dislocation. Telle est donc la place sacramentelle de la confession, qui réconcilie le « repentant », le réintègre dans la communion, dans l’unité de l’assemblée.

 

La confession n’est ni un entretien psychologique où l’on raconte sa vie, ni une sorte d’exhibitionnisme, ni une conversation. Il faut que le repentant soit d’abord conscient d’être dans cette condition de séparation, condition en un sens dramatique, source de tous les malheurs, de tous les « mal-être ».  Mais concrètement cela signifie en effet qu’il sente que ses propres dérives et passions sont des manifestations de cette condition ; les confesser, c'est-à-dire les dire en conscience devant le Seigneur en présence d’un témoin de l’assemblée eucharistique, signifie accepter d’en être libéré et donc guéri par le Seigneur, « médecin des âmes et des corps ». Telle est le sens du premier verset de la prière de communions: « Je crois Seigneur et je confesse que Tu es en vérité le Christ, le Fils du Dieu vivant venu dans ce monde pour sauver les pécheurs dont je suis le premier ». (C'est-à-dire que j’ai conscience en premier d’être dans cette condition).

 

Cette démarche est supposée déboucher sur les « larmes du repentir », invocation si présente dans la prière orthodoxe, adressée plus particulièrement à la Mère de Dieu . Comme la formule le suggère, il s’agit d’une grâce. Toute larme n’est pas larme de repentir ;  et il ne convient pas non plus de se décourager si nous ne pleurons pas. Comme toute grâce, elle est accordée indépendamment de notre attente.

La tension entre « moi » et le Seigneur transite par une démarche d’humilité qui peut être « récupérée » par l’orgueil : honte, sentiment d’indignité qui suggère que jamais le Seigneur ne  pardonnera et donc autant éviter la confession et en définitive la communion. Mais la honte est orgueilleuse ! La honte est donc elle même un piège. Le sentiment d’indignité est subtil ; la prière avant la communion proclame : « que ma participation à Tes saints mystères, Seigneur, ne me soit ni jugement ni condamnation, mais la guérison de mon âme et de mon corps ». Et encore: « Rends moi digne de participer à tes saints dons ». Il y a bien un sentiment d’indignité légitime à l’instar de celui du Publicain, qui  n’ose pas lever les yeux. Ce sentiment est juste mais il doit en même temps être dépassé, surmonté sans pour autant l’évacuer. La voie est étroite, mais la porte est ouverte. Il faut avoir le sens de son indignité, c'est-à-dire de sa « condition corrompue », et la dépasser pour se jeter et s’abandonner à la miséricorde infinie du Seigneur. Il n’y a rien que le Seigneur ne puisse pardonner si on vient se jeter à ses pieds comme la femme pécheresse, ou comme un enfant se jette avec confiance dans les bras de ses parents. Nous devons nous jeter dans les bras du Seigneur qui a accepté de se faire homme et volontairement de monter sur croix pour descendre jusqu’à notre condition la plus dramatique et de nous tendre la main, ce que représente l’icône de la « descente aux enfers » qui est simultanément celle de la Resurrection.

 

Intervention de père Jean Gueit, recteur  de la paroisse  Saint Hermogène à Marseille – 17 janvier 2005

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